Égypte, 2016
2016. Égypte.
Loin des yeux loin du cœur paraît-il. Mais qu’advient-il quand une partie de ce cœur est loin du reste ? Quand une partie persiste ? Dans un lieu, une personne, une idée ou toute autre chose encore ? Loin des yeux, loin du cœur.
Mon cœur est ici, en France avec moi. Mes yeux aussi. Pourtant j’en ai laissé une partie au Caire. Dans les déserts du lac Nasser. Un autre fragment encore sous ces mones de pierres. En échange ? Ces quelques images, dont le bien maigre prix à payer furent commotions visuelles et errances spirituelles. Ces quelques jours hors du temps. Ces longues heures loin de tout.
2016, fin d’année. La brume engloutit Lyon et étouffe le peu qu’il me reste alors.
Partir. Loin.
L’Égypte.
Et là, le tumulte. Omniprésent, le bruit nous engloutit, nous tourne autour. Le bruit me percute de plein fouet. Les rumeurs de la ville montent, enflent, rires entre deux ruelles, échos des pas, vertige des grandes artères, moteurs, klaxons. Les gens vont et viennent, se croisent, se dépassent. Engloutis par la masse, on n’émerge qu’aux abords du Nil. Deux tranchées d'eau trouble dans les profondeurs de la mégalopole. Les bribes de fraîcheur se dissipent bien vite sur le bitume ou sous les auvents. Les bâtiments s’agglutinent en grappes basses et cubiques, se dressent du haut d’une architecture Haussmannienne héritée tout droit de la France d’alors. Les rues s’enroulent dans l’ombre et s’ouvrent soudain à la lumière.
À une encablure à peine du brouhaha, des millions de tonnes de roches transpercent le silence clos du désert qui rampe aux abords de la ville, désert qui semble absorber les touristes minuscules. Les vendeurs de souvenirs les abordent sans discontinuer. Peu d'occidentaux ; de nombreux égyptiens. Toujours, où que l’on soit, les pyramides dominent la scène, écrasent les perspectives, aplatissent les collines. Autour, la ville continue. La vie bat son plein. Au centre, plus rien. Un immense couloir, étroit et haut. Si haut. Une pièce vide sans fioritures ni ornements. Un sarcophage nu. Une pièce, banale, mais où règnent le silence et une fraîcheur inhabituelle. Une pièce si vide qu’elle en semble pleine.
Autour, le désert brûlant. Quelques caravanes de dromadaires surmontées de leur habituelle cargaison rougie par le soleil.
Au centre, plus rien.
Autour, la ville tentaculaire.
4000 ans s’écoulent en quelques minutes. Les voitures pullulent presque autant que les piétons. Tout est rythme saccadé du bruit du klaxon. Couche sur couche sur couche de messages discordants à mes oreilles, langage incompréhensible pour le néophyte. Et toujours le Nil autour duquel serpentent les innombrables quartiers. Plus on s’en éloigne, plus le monde se dessèche. Et la poussière prend le dessus, le dessous, le dedans.
Havres de paix, mosquées et temples offrent leur fraîcheur bienveillante aux passants et fidèles confondus. Peuple spirituel, l’Égypte est traditionnellement multiculturelle. Coptes, musulmans, chrétiens, bien d'autres encore, se partagent le territoire depuis si longtemps que les lieux de dévotion semblent partout. Antiques ou modernes, ils sont sans faillir ornementés de la plus belle façon. Le presque silence qui règne dans leur pénombre feutrée tranche avec l'agitation des villes qui les entourent. Les minarets s'élancent au dessus de la masse des bâtiments et attirent le regard vers les cieux. Ce mouvement vertical, on le retrouve aussi à l'intérieur. Les voûtes et les colonnades semblent continuer à l'infini et offrent une sensation étonnante de sérénité aérienne.
Le Nil encore. L’autre Nil. Le Nil qui se joue de la mer, le Nil qui dompte le désert. Le Nil assouvi à son tour aux désirs de l’Homme ; les grands barrages d’Assouan. Il s’y multiplie et s’y divise, il en devient océan. Milliards de mètres-cube d’eau là où il ne pleut jamais. Le sable bat en retraite sous la poids de l'eau. Les carcasses de bateaux enlisées dans les dunes me laissent une sensation onirique qui m'imprègne jusque dans les tripes.
Plus un bruit. Sauf un, reconnaissable entre mille. Celui du moteur hors-bord qui tourne sans fin, qui me berce, qui me réveille. Le bourdon qu’on oublie jusqu’au moment où il se meurt et nous laisse choqués de son absence. La sensation est irréelle. Tant d’eau, à perte de vue. L'obscurité tranche avec régularité les ocres du désert. Le sable rebrousse chemin face au lac qui n’a de lac que le nom. Les rapports entre la terre et l’eau s’inversent ici, la vie s’agrippe à l’eau et fuit les rivages. Les quelques hommes et femmes ne vivent que par et pour le lac. Le bruit du moteur, lent, sourd sous le soleil aride qui assombrit les profondeurs. Le soleil qui rythme la vie de son arc inexorable et embrase les étendues bleues quand il se couche.
Et le ciel.
Et les étoiles.
Pas d'autre bruit que le nôtre. Pas d ‘autre mouvement que celui les vagues.
Et ce ciel.
Et ces étoiles !
Aux absences du sol répond la myriade des cieux sans lune. Les étoiles percent l’obscurité et nos âmes. Les reflets des clapotis tentent vainement de percer le silence, étendant un miroir fugace aux étoiles filantes. Jusqu’au matin où l’embrasement reprend, au point d'écraser la masse noire des eaux.
De l’autre côté des barrages, les méandres de la première cataracte. Les eaux s’entremêlent intimement, les hauts-fonds affleurent de leurs roches les felouques agiles qui virevoltent en tous sens. Les hautes voiles triangulaires se rient du soleil couchant qui nous aveugle depuis les terrasses de l’Old Cataract Hotel. On dit que Winston Churchill serait venu s’y éteindre. À cet instant, on le comprend.
Une route. Ligne droite. Toujours toute droite. Des entrailles de pneus éclatés jalonnent son parcours. Une cahute parfois, où on sert du café et du soda. Où on répare les pneus, ceux qui n'ont pas été abandonnés sur le bas-côté. Une longue langue de goudron parallèle à la traînée plus longue encore du Nil. Le paysage se répète, d'un gris jaunâtre accordé au rythme régulier des poteaux électriques.
Arrivent Louxor et son nom de légende. Une aura digne des ruines qui se dressent plus haut encore que beaucoup de bâtiments modernes. Le Nil nous suit. Il est là au centre, bordé de ses bateaux de grand tourisme, dont tant sont désertés et décrépis. Les felouques continuent leur manège incessant. Sur les quais aux faux airs de promenade des anglais, des calèches aux chevaux efflanqués qui font la course aux touristes pour nourrir leur cocher. Lorsque l'on s'enfonce dans la ville le souk tentaculaire étend ses allées couvertes à perte de vue.
La même route. Droite. Tout droit vers l’Est. Droit vers la Mer Rouge dont la beauté échappe aux regards terrestres. Des rochers plats et le sable, semblables à ceux croisés dans le désert à peine traversé, s’arrêtent net et plongent dans l’eau tiède. Et sous l’eau ? Sous l’eau ce sont coraux et poissons innombrables, tortues et algues multicolores. Dehors, le désert. Sous l’eau, des chatoiements insaisissables. Contraste frappant.
La nuit venue, l’effet est saisissant, extraterrestre. Les faisceaux des torches oscillent entre profondeurs obscures et parois colorées tandis que les poissons vaquent paresseusement à leurs occupations sans se soucier le moins du monde des cosmonautes en leur sein.
Retour au Caire. Retour au bruit.
Fidèle à elle-même, la ville nous engloutit à nouveau. Passage par la ville des morts qui regorge de vivants. La nécropole accueille les descendants des premiers occupants des tombeaux. Au détour d’une rue, une famille travaille la soie à même la terre battue, cette soie dont seront décorées les felouques d’apparat. Les écheveaux s’accumulent au pied de métiers à filer de fortune. Le père travaille à la main son métier de bois, les jeunes ont des métiers à moteur tout aussi artisanaux. On y devine des pièces de vélo, du bois de récupération, et beaucoup — beaucoup — d’habileté.
Et soudain la France. Le froid. Paris. Lyon.
Loin des yeux, aujourd’hui ; au fond du cœur, à jamais.