Imagerie par résonances

Je ne fais pas de portrait; enfin c'est ce que j'aime dire. J'aime aussi dire que je n'aime pas les gens. Sauf quelques uns. Pourquoi alors présenter ce travail centré sur une personne ? Sur du portrait ? Sur du presque intime ?

Je crois qu'il ne faut pas faire de généralités. Je crois qu'il ne faut jamais dire jamais. Je crois qu'on est tou.te.s voué.e.s à évoluer. Et grand bien nous fasse. Et pourtant. Pourtant ce n'est pas simple, bien au contraire. Il m'aura fallu beaucoup de réflexion et un peu d'audace pour me lancer dans cette série.

La réflexion c'est mon truc. L'audace par contre... Mais j'en ai conscience, et ce qu'il me manque en spontanéité, ce qu'il me manque en habileté sociale, j'ai voulu le compenser par une approche réfléchie et assumée.

Cette série, ces photos, je les ai pensées comme une longue phrase. Une description systématique de la personne en face de moi, parsemée de quelques excentricités subjectives. Par l'approche descriptive systémique, je me décharge de l'acte social inhérent au portrait. C'est une photographie proche de l'écriture automatique, une démarche exploratoire de la forme humaine que je déroule d'une traite, sans y penser à deux fois, sans laisser à mon cerveau l'occasion de surinterpréter ni de douter. C'est une description que j'espère honnête et simple en apparence. Mais qui révèle je crois plus qu'elle ne cache.

Si la réalisation est mécanique, elle n'est pas dénuée de sentiments. C'est une amie devant moi. C'est une personne sur le film. Qu'on le veuille ou non, l'humain nous affecte, et je ne cherche surtout pas à renier cet effet. L'effet sur moi déjà, l'implication nécessaire, la présence physique même si l'appareil nous sépare. L'effet sur les autres aussi, sur la modèle devant l'objectif et sur l'éventuel public devant les tirages.

Toutes ces interactions; ces multiples longueurs d'ondes, ces différentes actions et réactions; toutes ces interactions résonnent en moi et entre elles, se mélangent et s'amplifient, et accompagnent la fréquence propre de la planche contact jusqu'à atteindre un équilibre différent pour chacun.

La notion d'équilibre est primordiale autant que fragile en photographie. Équilibre dans le format, les contrastes, équilibre dans le cadrage, dans les lignes de force. Rompre l'équilibre c'est se livrer à l'incompréhension, à la rupture dans la communication qu'est l'image. Et c'est aussi remettre en question le semblant de facilité qu'a ce langage visuel.

Mais une image ne vit jamais seule. Que ce soit par son appartenance à une série, ou ici une planche-contact, ou par son appartenance à une culture implicite et explicite, une image n'est jamais lue isolément. L'équilibre peut donc se créer sur la durée ou sur un certain nombre de photos. Difficile alors de n'extraire que quelques images de leur écosystème, difficile de ne représenter un tout que par ses parties, sauf à réduire ces parties au plus petit quantum possible afin de ne laisser exister que le plus petit nombre d'interstices entre les vues.

De par mon approche presque mécanique de ce portrait, je cherche en parallèle à réduire ces angles morts, ces ombres dans la perception, et à créer un tout qui dépasse la simple accumulation des 158 photos. La résonnance s'installe pour moi quand chaque image répond non seulement à la précédente et la suivante dans la pellicule, mais aussi à celles de l'autre extrémité du film et à l'ensemble de la planche-contact. Différents niveaux de lecture se présentent alors au spectateur qui peut à loisir naviguer entre eux pour se construire sa propre représentation de la personne photographiée ici.


Cette approche mécanique est aussi une approche sérendipienne. En reléguant l'acte de cadrage à une grille de lecture, et en faisant confiance (à tort...) à l'appareil photo et sa manipulation pour représenter fidèlement le réel, je me déleste d'une partie du contrôle sur le résultat. Dans les faits, cette perte de contrôle s'est trouvée accentuée par deux erreurs successives, deux surexpositions qui ont réduit la planche de 15 images à 13. Ces surexpositions non prévues ont mis à mal ma réflexion initiale, mais c'est pour moi inhérent à l'acte de création que de se laisser surprendre. J'ai donc pris le parti d'en jouer, et d'accueillir cette dose de hasard avec tout ce qu'elle offre.

Dans mon labo, me voilà avec une planche contact irrégulière. De l'imagerie presque clinique imaginée au départ, je ne garderai que la matière qu'elle m'a permis de capturer. Les négatifs et les informations contenues sont intacts, et beaux. Dans mon labo, je décide alors d'en jouer et de créer une image supplémentaire, nouvelle, qui n'apparaît qu'entre les lignes de la planche-contact. En résonnance aux surimpressions à la prise de vue, une surimpression au tirage, cette fois-ci maîtrisée. Deux photos sur le même négatif, deux négatifs sur le même tirage.

Cette photo, c'est un exemple de niveau de lecture supplémentaire. D'une certaine manière, et alors qu'elle n'apparaît qu'après-coup, c'est aussi ce que j'ai vu quand j'ai déclenché.

C'est une invitation à aller plus loin.

À remettre en cause la planche-contact qui ne détient pas forcément toute la réalité; Mais qui pourtant en contient tous les ingrédients.